Une Vie Trépidante (épisode 1)
Image : L'Argent, R. Bresson.
Une
Vie Trépidante
(épisode
1 : une journée très extraordinaire)
Deux
heures :
Jeudi
21 mars, jour du printemps. J'ai échoué dans un café après avoir
fait disjoncter toute la cuisine, tenté une réparation provisoire,
déplacé le frigo, la table, les chaises et la desserte. Je
m'enquiers de l'effet que pourrait produire un tel transfert sur mes
plantes.
Ici
au café, deux hommes déblatèrent sur la pratique de la sieste. Il
est rare de profiter d'une conversation aussi intime dans l'espace
public. Le sommeil m’apparaît parfois comme la plus complète des mises à
nu (et puis d'autres fois non).
Trois
heures :
Trois
militaires frappent à ma porte pour s'assurer de ma sécurité
personnelle :
-
Bonjour !
-
Bonjour-bonjour !
-
Bonjour !
-
Bonjour !
-
On est des militaires en ronde !
-
Eh...Vous avez des uniformes mordorés ?!
-
Oui. Est-ce que tout va bien ici ? On est là pour vérifier, à
cause des gilets-jaunes. Est-ce que ça roule ?
-
Ma cuisine a disjoncté, mais ça va, merci, j'ai réparé.
-
Ah mince alors.
-
Vous prendriez bien une tasse de thé Messieurs-les-fonctionnaires ?
-
Avec un très grand plaisir, nous sommes friands de boissons chaudes.
-
A la bonne heure, quelle joie d'accueillir chez moi les forces vives
de la nation.
S'ensuit
un goûter de qualité :
Et
que vous reprendriez bien du champagne, et goûtez moi donc ces
violettes confites, et cette moutarde au raisin avec vos biscuits à
la cuillère...
-
Oh bah ça fait plaisir de croiser des gens qui savent vivre, dites.
-
Quel napperon délicat. Comment vous l'êtes-vous procuré ?
-
Figurez-vous que c'est ma trisaïeule qui l'a brodé elle-même. Et
pourtant elle avait la vue faible.
-
quel travail précis...
-
quel ouvrage démoniaque...
-
Je vous le fais pas dire !
L'un
des agents gobe une grappe de cassis :
-
Bon, c'est pas tout ça, mais va falloir qu'on y aille nous.
-
Oh, mais oui il est déjà deux heures. Que le temps passe vite
lorsque l'on s'amuse.
-
Oui c'est vrai.
-
Vous permettez que je nettoie rapidement vos mitraillettes de service
?
-
Oh, on veut pas vous embêter...
-
Je passe ça en machine en cycle court, ça prendra cinq minutes.
-
D'accord.
Et
voilà comment s'achève ce goûter détestable.
La
peur de la prison ça vous fait faire n'importe quoi.
Seize heures vingt :
Je
passe chez la fleuriste acheter un pied de verveine que je désire
depuis des semaines et des semaines.
La
fleuriste est affable, bien que peu gracieuse, ma verveine est la
plus belle de toutes les verveines.
On
discute botanique et poterie.
Une
vieille de passage nous dit son âge, un peu fière :
quatre-vingt-quatorze ans. Mais elle a les os fragiles, comme sa sœur, parce qu'elles ont grandi à l'orphelinat et ont manqué de
laitages.
Je
la transfère dans son substrat* sitôt rentrée à la maison.
*Je
parle de la verveine évidemment, j'ai pas enterré la vieille.
Vingt heures vingt :
J'ai
une faim de loutre, je mets à bouillir les spaghetti.
J'ai
réorganisé la cuisine, en espérant que les prises défectueuses
supportent le voltage. Je
râpe le fromage avec une satisfaction peu dissimulable.
...
(Suite au prochain épisode)
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