Une Vie Trépidante (épisode 4)



image : Lee Young-ho


Une Vie Trépidante
(épisode 4 :Occiput et transhumance
ou la journée de solitude la plus solitaire)


Dans l'épisode précédent : N'étant plus en mesure d'assurer mon autonomie énergétique, me voici en mission vers la station service pour réalimenter ma bouteille de butane, sous un soleil de plomb et au rythme d'une aventure américaine et suffocante. 

Dimanche 8 septembre, huitième jour de l'année scolaire, deux-cent-cinquante-et-unième jour de l'année civile, jour de la noisette et des arcanes relationnels.

J'ai des choses à faire aujourd'hui. Il me faut monter le cheptel aux pâturages. 25 ovidés qui passeront les deux prochaines saisons dans une cabane assemblée de mes mains. Ils y disposent d'un confort rudimentaire mais suffisant : une large baignoire émaillée, des tapis de chanvre, un évier de pierre pour la vaisselle des jours de fête, des serviettes de toilette gaufrées de qualité supérieure, un brosse-laine, un lustre-laine, un coupe-laine, un peigne-laine, vingt-cinq assiettes de grès brut chamotté, 50 paires de protège-sabot en feutre, 3 kilogrammes de savon noir charbonneux, des réserves de foin, mûres, baies et graines de lin sauvage.
Je leur assure ainsi leur autonomie lors de ces quelques mois grisâtres et ils m'estiment pour ça.

6 heures quinze : 
C'est l'un de ces jours tristes où le réveil sonne à l'aube et m'arrache au matelas. Des draps rêches émane encore la chaleur de mon corps. Alors, je refais mon lit sans conviction.
Qui sait quel cataclysme pourrait me sauver des obligations et me rappeler au sommeil ? Je peux peut-être encore être sauvée par l'arrêt du monde ou quelque chose d'inédit.
Lentement j'émerge, coude sur la table et tête secourue par mon aimable poignet qui accepte volontiers de la porter jusqu'au lever du soleil.
Il me semble avoir rêvé de longs cheveux noirs filant le cours d'un ruisseau, de disques verdâtres dans l'eau stagnante, roseaux sur la surface plane, nuées de moucherons, moustiques et vol de libellules. J'ai plongé de la plus haute branche d'un arbre mort jusqu'au fond de la rivière mais rien de ce que j'y cherchais ne semblait s'y trouver. De retour sur la rive , j'ai dîné de quelques prunes trop jeunes et scruté l'étendue jusqu'à ce que la lumière flanche.

6 heures quarante-cinq :
Me voilà dans la grange, à ouvrir aux moutons qui m'acclament d'enthousiasme, peu soucieux de mon humeur morose. Comprenez bien que pour eux la transhumance d'automne est l'un des temps forts de l'année et un certain nombre d'individus du troupeau a soigné sa laine des semaines entières.

" Avez-vous préparé nos sandwiches ? Me demandent-ils en chœur
- Bien évidemment.
- Oui mais moi je suis allergique !
- Je sais , tu es allergique à l'arachide.
- Non, je suis allergique aux fruits à coque.
- Oui ben c'est ça, c'est pareil.
- Non c'est pas pareil.
- Bon ok c'est pas pareil, si tu veux, c'est pas pareil tu as raison voilà bravo, super.
- Oh eh dites, vous me semblez bien tendue !
- C'est parce que j'ai encore rêvé des étangs.
- Elle a encore rêvé des étangs !! "

Le groupe se perd en bavardages durant le temps où j'ouvre les deux larges battants de la porte de la grange.

7 heures : 
Nous montons des heures durant, marchant en silence le long de la pente raide, l'attention portée aux ornières et à la caillasse.
Je passe au village de mes souvenirs adolescents. Que c'était long ici et que c'est loin désormais et quelle étrange personne je fus.
Le cheptel grimpe calmement le dénivelé, moi je pense et je pense. Ce jour, les images s'ordonnent si difficilement. Il me faudra bien une poignée d'heures en haut du plateau, sans bruit et sans paroles, pour purger les sentiments diffus qui m'habitent.

10 heures :
L'un des moutons, passionné de sciences dures - pourtant encore agnelet il y a peu - et qui croit tout savoir sur tout, se tord la cheville droite et m'alerte en bêlant.
Je propose de le transporter sur mes épaules, il refuse, n'aimant pas se sentir dépendant, et encore moins de moi qu'il juge très sévèrement (la raison principale étant qu'il n'apprécie pas mes approximations scientifiques sur différents sujets), puis la douleur s'accentuant finit par céder à la proposition. 
Il en profite alors pour me susurrer à l'oreille des formules mathématiques exaspérantes. 

11 heures : 
Arrivée au plateau. Ici l'herbe est moins rousse qu'ailleurs.

première ellipse.

15 heures :
J'observe au loin deux vieux moutons se disputer des gousses d'ail en chemise. Il faut dire que ces gousses portent chacune une chemise à col Mao, ce qui est peu commun. Elles sont tirées à quatre épingles comme on dit (mais on ne le dit plus). Je les épie tout en profitant du paysage et me tiens prête à intervenir si le litige venait à dégénérer.  
Mais déjà on me sollicite :

- Est-ce que vous voulez jouer à la balle au prisonnier ?
- Non.
- à cache-toi dans le fossé ?
- Non plus.

17 heures : 
Déjà je sens ce souffle caractéristique de l'été qui se meurt tous les jours de septembre. Un sombre cumulus crève de l'autre côté de la vallée. Je dois partir avant l'orage. 
Je serre la pince aux caprinae, les salue bien bas, tout réjouis qu'ils sont à profiter du grand air, et prends congé sans trop d'effusions. 

deuxième ellipse.

20 heures trente :
Tombée de la nuit. Je fais flamber ma torche. Je crains m'être égarée à plusieurs reprises parmi les buis.

22 heures : 
Arrivée à la maison. 
Je retire mes vêtements dans la salle de bain. Puis, appuyée contre la porte de l'espace confiné servant de chambre, j'observe un instant dans la pénombre la silhouette étendue au dessus des couvertures. Je m'allonge à ses côtés et enlace un bras chaud et nu.

FIN.

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